Articles Friday, December 6, 2024
Freiner les risques de blanchiment d’argent
By Julie Perreault
Depuis plusieurs années, le Canada déploie beaucoup d’efforts pour améliorer son score international en matière de perception de la corruption. L’un des points névralgiques ciblés dans cette lutte demeure l’instrumentalisation, à des fins de blanchiment d’argent, de professionnels canadiens régis par le secret professionnel. Des professionnels parmi lesquels on peut retrouver des membres
du Barreau.
On parle de blanchiment d’argent pour désigner les stratagèmes employés par les organisations criminelles pour « effacer » l’origine de sommes d’argent perçues par des activités illicites afin d’utiliser celles-ci par la suite. Le blanchiment d’argent peut se réaliser, notamment, par l’entremise de diverses activités menées par des professionnels du droit, dont l’utilisation abusive de comptes clients ou de comptes en fiducie, les achats de biens immobiliers ainsi que la création et l'administration de fiducies et de sociétés. Souvent, les fonds blanchis servent ensuite à « financer d'autres activités comme la corruption, la fraude, la traite des personnes et le trafic de drogues et d'armes à feu1. »
A priori, les dommages peuvent sembler de limiter aux pays où a cours le blanchiment d’argent. Or, rien n’est plus faux... Comme l’indiquait en 2020 Simon Lord, officier sénior de la National Crime Agency et membre de l’alliance Five Eyes à Radio-Canada2 : « Dès que vous êtes considéré comme un mauvais endroit pour faire des affaires, si vos structures réglementaires ne sont pas en place, s’il y a beaucoup de façons dont votre pays peut être abusé, alors les gens ne veulent tout simplement pas mettre leur argent chez vous. » Lorsque cela se produit, les transferts de fonds baissent, le coût de l’emprunt augmente et le montant d’argent disponible pour les services publics diminue, dit-il. « Il est vraiment impératif que les pays maîtrisent ce type de choses, car ils peuvent en subir toutes sortes d’effets négatifs ».
L’obligation du secret professionnel utilisée contre les juristes
Les juristes canadiens, tout comme d'autres membres d’ordres professionnels, sont tenus au secret professionnel. Cet élément peut faire en sorte que ceux-ci sont instrumentalisés à des fins de blanchiment d’argent.
« Pour les avocats et les avocates, des sommes déposées en fidéicommis et retirées rapidement, une remise faite à un tiers et non pas à celui qui avait remis les sommes initialement, ne pas avoir de mandat juridique clair alors que des sommes se trouvent en fidéicommis, ne pas savoir exactement qui est le bénéficiaire sont autant de "drapeaux rouges" signalant que du blanchiment d’argent a peut-être lieu et que les membres devraient se méfier. Ces situations peuvent même donner lieu à des plaintes disciplinaires où il est reproché à l’avocat l’utilisation par complaisance de son compte en fidéicommis. Fort heureusement, les risques sont connus ainsi que les mesures permettant de les prévenir ou les mitiger. Et le Barreau s’assure de toujours offrir une formation de pointe sur le sujet afin que ses membres soient bien informés », indique Me Nicolas Le Grand Alary, avocat au Secrétariat de l’Ordre et affaires juridiques du Barreau du Québec et co-concepteur de la foire aux questions sur les exigences d’identification et de vérification de l’identité des clients.
Pour le Barreau, la prévention et la détection des risques demeurent les meilleures armes pour lutter contre le fléau du blanchiment d’argent. « Une des raisons pour lesquelles le Canada n’a pas obtenu une note plus haute lors des plus récentes évaluations de l’intégrité du système financier canadien par le FMI (Fonds monétaire international) est due principalement au défi posé par la conciliation des obligations de divulgation avec celles qui découlent du secret professionnel. Dans une société démocratique, il est crucial de protéger le secret professionnel; il faut néanmoins faire notre part pour contrer les risques de blanchiment d’argent. En ce sens, les ordres professionnels de juristes se sont engagés à renforcer les saines pratiques », explique Me Catherine Ouimet, directrice générale du Barreau du Québec.
Des vérifications diligentes en amont
Pour ce faire, le Barreau mise sur divers outils et de la sensibilisation. « Nous avons donné et continuerons à donner beaucoup de formations sur la réglementation, les règles d’utilisation et les technicités des comptes en fidéicommis, etc. Maintenant, nous comptons axer notre approche sur la sensibilisation de nos membres, au fait qu’ils pourraient devenir des outils de blanchiment d’argent. Nous rappelons à nos membres de procéder aux vérifications nécessaires : qui est vraiment son client, obtenir les preuves confirmant son identification et la provenance de ses fonds… L’avocat doit être convaincu que la transaction dans laquelle il est impliqué est légitime », indique Me Ouimet.
Le Barreau a également bonifié la formation professionnelle dispensée aux étudiants à l’École du Barreau et développe actuellement divers outils destinés aux membres. Il a mis en ligne une page Web comprenant diverses ressources pour la lutte au blanchiment d’argent. La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada a fait de même, en listant toutes ses initiatives en la matière.
Des initiatives prometteuses
Ailleurs au Canada, des barreaux se sont aussi mis en branle pour contrer les risques qu’un avocat se retrouve à travailler avec un client commettant du blanchiment d’argent. La Colombie-Britannique a investi dans cette lutte, afin de se doter de ressources pour aider les juristes.
Entre autres, « le Barreau de la Colombie-Britannique a conclu des ententes pour que les autorités pertinentes l’informent lorsqu’un de ses membres est visé par une enquête, afin que le Barreau puisse intervenir rapidement. Nous sommes nous-mêmes en discussion pour établir de telles ententes d’échange d’informations avec les autorités de surveillance, les corps policiers et même avec les institutions financières lorsqu’il s’agit de comptes en fidéicommis. Nous avons besoin de la collaboration de tout un écosystème pour détecter les transactions douteuses et mener ce type d’enquête. Pensons seulement aux ressources nécessaires pour retracer un transfert de fonds multiples provenant d’outre-mer. Avec ces ententes, nous pourrons agir plus rapidement et freiner les démarches de personnes mal intentionnées. Certaines provinces canadiennes ont d’ailleurs déjà ce type d’entente », résume Me Ouimet.
Concrètement, que doit faire une avocate ou un avocat face à une situation de blanchiment d’argent?
Si, malgré toutes ses précautions, un membre du Barreau se retrouve confronté à une situation de blanchiment d’argent, il doit cesser immédiatement de travailler pour le client. « Il faut que le membre considère ceci comme un abus de confiance. Sinon, il devient complice et peut être passible de sanctions criminelles et disciplinaires. Il doit cesser la relation avocat client immédiatement », explique Me Ouimet.
Il importe toutefois de préciser qu’un juriste demeure tenu au secret professionnel et qu’il doit respecter le secret de tout renseignement de nature confidentielle qui vient à sa connaissance dans l’exercice de sa profession. Il ne peut divulguer une information confidentielle que dans des circonstances très spécifiques, notamment lorsque cela concerne l’exception de crime, soit le fait, pour le client, de faire affaire avec l’avocat en vue de commettre un crime, ce qui, dans le présent contexte, consisterait à solliciter l’avocat en vue d’obtenir des conseils, un accompagnement ou de l’assistance pour blanchir de l’argent. Cependant, si le client avoue avoir déjà blanchi de l’argent, la conversation demeurera privilégiée.
Références
1 Anti-blanchiment d’argent, Sécurité publique Canada
2 Le Canada serait vulnérable à l’argent sale et au blanchiment d’argent, Radio-Canada, 29 mai 2020