Articles mardi 17 octobre 2023
Droit et intelligence artificielle
Lorsque l’IA s’improvise artiste
Par Julie Perreault
En avril dernier, une chanson des artistes canadiens Drake et The Weeknd apparaissait sur les principales plateformes de diffusion en ligne. La pièce, intitulée Heart on my sleeve, a rapidement gagné en popularité. Seul problème : aucun des deux artistes n’avait participé à sa création.
La chanson était plutôt le résultat de l’utilisation, par une tierce personne, de l’intelligence artificielle (IA) pour repiquer la voix des artistes et créer une toute nouvelle œuvre. Quelques jours plus tard, la maison de disques Universal Music Group (UMG) réussissait à faire retirer la chanson de Spotify et d’Apple Music. Mais le compositeur pirate avait aussi poussé l’audace jusqu’à soumettre sa chanson aux Grammy Awards. Mise au fait de la supercherie, l’organisation a fini par rejeter la candidature, notamment en raison de l’utilisation illégale des voix des artistes.
Cette histoire semble complètement tirée par les cheveux. Pourtant, elle pourrait n’être que la pointe de l’iceberg. À preuve, l’artiste multidisciplinaire britannique Stephen Fry a annoncé avoir appris récemment que sa voix avait été utilisée, grâce à l’IA, pour la narration d’un documentaire. « Vous n’avez encore rien vu, a déclaré M. Fry. Et ce n’est que du son. C’est une question de temps avant que des vidéos hypertruquées ne soient tout aussi convaincantes. »
Ce que dit la loi
À l’heure actuelle, on ne recense aucun cas d’usurpation d’œuvres par l’IA au Québec. Les artistes québécois ne sont toutefois pas à l’abri pour autant. Mais quels sont les recours ici? « Tout d’abord, lorsque confronté à un produit de l’IA aux apparences frauduleuses, il faut analyser si celui-ci reprend une prestation préexistante sans le consentement de l’artiste, explique Me Annie Morin, directrice générale chez Artisti et conférencière. Par exemple, une vidéo existante d’un chanteur dont on aurait modifié les paroles chantées ou le discours à l’aide de l’IA. Si l’on a suffisamment de points de rattachement, l’artiste pourrait invoquer le droit d’auteur. » D’autre part, les producteurs d’enregistrements sonores détenant des contrats d’exclusivité avec des artistes pourraient aussi subir un préjudice si un produit de l’intelligence artificielle faisait en sorte qu’un artiste se retrouve, malgré lui, à livrer des prestations pour un producteur autre que celui auquel il est lié.
Par ailleurs, des artistes pourraient aussi bénéficier de recours légaux si l’on utilisait l’IA pour reproduire des caractéristiques qui leur sont propres. Ainsi, selon Me Morin, l’artiste pourrait possiblement contester ce type de création en invoquant son droit à la vie privée. En effet, en vertu de l’article 36 du Code civil du Québec, « utiliser le nom, l’image, la ressemblance ou la voix d’une personne à toute autre fin que l’information légitime du public » pourrait être considéré comme une atteinte à la vie privée. Or, en vertu de l’article 35, « nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise ».
Des travaux toujours en cours
En 2021, Innovation, Sciences et Développement économique Canada a amorcé une consultation sur le droit d’auteur et l’IA à laquelle ont participé de nombreux joueurs du milieu de la culture, dont Artisti et l’ADISQ. Les conclusions et propositions de modifications législatives se font toujours attendre.
Il n’en demeure pas moins que les organisations et les personnes provenant du domaine de la culture aimeraient fortement qu’il y ait un meilleur encadrement et, surtout, moins d’exceptions au droit d’auteur. « Le droit d’auteur et le droit des utilisateurs ont été au cœur des travaux qui ont mené à la Loi sur la modernisation du droit d’auteur en 2012, explique Simon Claus, directeur des affaires publiques et de la recherche à l’ADISQ. Cela a mené à l’introduction d’un grand nombre d’exceptions au droit d’auteur. Est-ce qu’il faut introduire de nouvelles exceptions pour autoriser les procédés de l’IA? Je ne crois pas. L’ajout d’exceptions viderait encore davantage le droit d’auteur de sa substance. »
Selon M. Claus, il est certain que l’utilisation de l’IA dans le domaine musical a des avantages. Mais cette technologie amène également son lot de dangers, notamment une augmentation du nombre de chansons sur des plateformes déjà en surabondance d’offres. Certains ont déjà émis des pistes de solution, telles que l’implantation de systèmes de licences obligatoires, des mesures favorisant la transparence ou des contraintes liées à l’obtention d’autorisations. « Mais nous croyons qu’il doit y avoir avant tout une discussion politique avec le milieu culturel comme partie prenante », conclut M. Claus.